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le retour de misery
pour annie wilkes
Chapitre 1
Bien que Ian Carmichael n’eût jamais quitté Little Dunthorpe pour tous les joyaux de la Couronne, il devait admettre en lui-même que lorsqu’il pleuvait en Cornouailles, l’eau tombait plus dru que partout ailleurs en Angleterre.
Il y avait un vieil essuie-mains accroché à une patère dans l’entrée, et après avoir enlevé son manteau dégoulinant et ses bottes, il s’en servit pour sécher ses cheveux blond foncé.
Venant du salon, il entendait, assourdis par la distance, les arpèges de Chopin, et il s’immobilisa, la serviette encore à la main, l’oreille tendue.
Ce n’était plus de la pluie qui coulait maintenant le long de ses joues, mais des larmes.
Il se souvint de Geoffrey disant, tu ne dois jamais pleurer devant elle, vieux camarade, c’est même la seule chose que tu ne doives jamais faire !
Geoffrey avait raison, bien entendu - ce cher vieux Geoffrey avait rarement tort - mais parfois, quand il était seul, le souvenir de Misery échappant de la plus extrême justesse à la mort l’accablait, et il lui devenait presque impossible de retenir ses larmes. Il l’aimait tellement : sans elle, il mourrait. Sans Misery, l’existence ne serait plus possible pour lui, tout simplement.
Le travail de l’accouchement avait été long et laborieux, mais ni plus long ni plus laborieux, d’après la sage-femme, que chez bien d’autres jeunes femmes qu’elle avait assistées. Ce n’était qu’une heure après minuit, une heure après que Geoffrey était parti affronter la tempête qui s’annonçait pour tenter de ramener un médecin, que la sage-femme avait commencé à s’inquiéter. A ce moment-là, le saignement avait débuté.
"Cher vieux Geoffrey !" dit-il à voix haute, cette fois, tandis qu’il pénétrait dans l’énorme cuisine, surchauffée à la mode du pays.
"Avez-vous dit quelque chose, mon jeune seigneur ? " lui demanda Mme Ramage, la vieille bonne des Carmichael, aussi débordante de lubies qu’elle était gentille. Elle sortait de la resserre et comme d’habitude elle avait le bonnet de travers et empestait le tabac à priser – habitude qu’elle croyait encore être, après tant d’années, un vice tenu secret.
"Involontairement, Madame Ramage, répondit Ian
— A entendre l’eau qui dégouline de votre manteau, dans l’entrée, on pourrait croire que vous avez manqué vous noyer entre les dépendances et la maison !
— Eh oui, c’est bien ce qui a failli m’arriver", répondit Ian tout en pensant, Si Geoffrey était revenu avec le médecin seulement dix minutes plus tard, je crois qu’on la perdait.
C’était une pensée qu’il s’efforçait le plus possible d’éviter – elle était à la fois inutile et épouvantable – mais l’idée de vivre sans Misery était si effrayante qu’elle s’infiltrait parfois par surprise dans son esprit.
Soudain, venant faire irruption dans cette méditation morose, lui parvinrent les vagissements vigoureux d’un enfant – ceux de son fils, réveillé et très disposé à prendre son biberon de l’après-midi. Puis il entendit, sans distinguer les paroles, la voix d’Annie Wilkes, la nurse compétente qui avait la responsabilité de Thomas, et calmait l’enfant tout en le changeant.
"Notre marmot est en voix, aujourd’hui", observa Mme Ramage.
Ian eut un instant pour s’émerveiller une fois de plus d’être père, puis la voix de sa femme l’interpella depuis le seuil de la porte :
"Hello, chéri."
Il tourna la tête et regarda Misery, son amour. Elle se tenait, légère, dans l’encadrement de la porte, ses cheveux châtains aux reflets d’un rouge mystérieux et profond comme des braises mourantes retombant librement et dans une superbe profusion sur ses épaules. Elle avait le teint encore un peu trop pâle, mais Ian devinait dans ses joues le retour des premières couleurs. Dans le regard profond de ses yeux sombres, les lampes de la cuisine jetaient des reflets qui en faisaient de précieux diamants posés sur le plus sombre des feutres de joaillier.
"Ma chérie ! " s’écria-t-il, courant vers elle de la même façon qu’il l’avait fait à Liverpool, le jour où il avait cru que les pirates l’avaient enlevée, comme Mad Jack Wickersham avait juré qu’ils le feraient.
Mme Ramage se souvint brusquement de quelque chose qu’elle avait à faire dans le salon et les laissa seuls – quittant la pièce, cependant, un sourire aux lèvres. Mme Ramage, elle aussi, se demandait ce que serait la vie si Geoffrey et le docteur étaient arrivés une heure plus tard au cours de cette nuit sombre et venteuse, quelques mois auparavant, ou si la transfusion sanguine expérimentale au cours de laquelle son jeune maître avait si courageusement fait passer le sang de sa vie dans les veines exsangues de Misery avait échoué.
"Oh ma fille", se dit-elle en traversant le hall à pas pressés, "ce sont des choses auxquelles il vaut mieux ne pas penser."
Conseil excellent, que Ian s’était aussi donné à lui-même. Mais l’un comme l’autre avaient découvert que les conseils sont parfois plus faciles à donner qu’à suivre.
Dans la cuisine, Ian serra Misery très fort contre lui, avec l’impression de sentir son âme vivre puis mourir pour revivre à nouveau dans la douce odeur de sa peau chaude.
Il effleura le gonflement de son sein et sentit le battement fort et régulier de son cœur.
"Si tu étais morte, je serais mort avec toi", lui murmura-t-il.
Elle passa un bras autour de son cou, calant un peu plus son sein ferme dans la paume de la main de Ian. "Chut, mon amour, lui répondit Misery à voix basse, elle aussi. Ne sois pas stupide. Je suis là… dans tes bras. Et maintenant, embrasse-moi. Si je dois mourir, ce sera de désir pour toi."
Il pressa ses lèvres contre les siennes et plongea la main dans la luxuriante chevelure châtaine ; pendant quelques instants, plus rien n’exista, sinon leurs âmes qui se confondaient.